Un certain regard sur
Jean-Luc Godard

   "Une machine pour voir qui s'appelle les yeux, une machine pour entendre, les oreilles, pour parler, la bouche. J'ai l'impression que ce sont des machines qui attaquent l'unité. Je devrais avoir l'impression d'être unique. J'ai l'impression d'être plusieurs". (Extrait du film: Pierrot le fou, 1965.)
 
 



 
 

Analyse fondamentale du film
Pierrot le fou




   Pierrot le fou de Jean-Luc Godard demeure un film culte, ensorcelant voire même "jouissif" qui, pour en révéler les rouages, doit s'étudier selon des balises précises. Avec les plans, le montage (c'est-à-dire les raccords de photogrammes à photogrammes, plans à plans et séquences à séquences), la musique, l'espace, la perspective, la narration et l'identification du spectateur la dissection s'organisera au sein de ce premier dossier du mois de janvier de l'an 2001.
 








Godard chasseur d'images
ou
Le plan révélé

   Le plan dans le film de Jean-Luc Godard, Pierrot le fou, se détermine par sa syntaxe, son entité et sa forme élémentaire du discours dans lequel il instaure un sens, une signification, un microcosme autonome capable de porter à lui seul sa propre dimension iconique. Par ce plan indépendant, Godard travaille la représentation visuelle comme le fait le peintre, le sculpteur ou le photographe. Il le construit, l'étudie, le démontre et le désarticule pour mieux lui donner vie.
 
 





Godard-monteur
ou
Le rythme iconique

   Dans Pierrot le fou, le réalisateur marque le tempo par une succession de courts plans pour ensuite enchaîner avec de longs plans séquences. Sa facture anticonformiste se démarque de la conception classique. Godard s'interroge. Il crée en dehors du mode de représentation traditionnel un second langage propre, original et indépendant. Il parvient, par ce traitement du montage, à inventer un langage particulier, hors normes et marginal. C'est pourquoi, les plans se collent, se juxtaposent et s'enchaînent les uns aux autres non pas pour fondre le spectateur dans une narration homogène mais plutôt pour susciter chez lui un questionnement sur la matière filmique. Il y a donc de la part du réalisateur une ferme intention: celle d'intervenir sur le montage par l'intervention des chocs et des conflits.
 
 





Godard-cadreur
ou
le jeu du champ et du hors champ

   Godard joue constamment dans le film Pierrot le fou, entre le champ et le hors champ. Par exemple, dans le récit, le premier plan montre Ferdinand en plan poitrine. Il conduit une voiture sans rien dire. Pendant que dans le hors champ, Marianne s'exprime d'une manière vaporeuse. Le deuxième dévoile Ferdinand qui à son tour parle d'une façon voilée dans le hors champ, tandis que Marianne demeure là, cadré en plan poitrine silencieuse. Le troisième plan présente Ferdinand et Marianne dans un même cadre. Ils parlent par paraboles l'un et l'autre. Il y a donc chez Godard un jeu constant sur les plans, une construction calculé, une volonté de noter et de mettre en place dans un même champ ou à l'extérieur de celui-ci des références tant iconiques que sonores. Donc, le récit qui s'articule dans le champ a autant d'importance que ce qui a lieu (ou se passe) à l'extérieur du cadre.
 
 





Godard-musicien
ou
le zappeur audiophile

   Godard demeure l'un des précurseurs à mixer, court-circuiter, entrecouper et réorganiser la bande musicale, la bande narrative et les bruitages dans une même trame sonore. Il fond la musique et le bruit. Il réarrange la matière sonore afin qu'elle puisse tendre vers une entité autonome. Elle ne doit pas dépendre de l'image mais plutôt se joindre à la bande image. En d'autres mots, Pierrot le fou se regarde autant qu'il s'écoute. Sa bande sonore riche et significative témoigne d'un travail d'artisan de la part du réalisateur. Bref, Godard incorpore les liens sonores (les narrations, les bruits et les musiques) afin de les harmoniser sous une nouvelle forme.
 
 





Godard-modeleur de personnages
ou
Naissance d'un personnage

   Dans le film Pierrot le fou, Ferdinand et Marianne viennent de nulle part, ils n'ont ni passé, ni avenir: ils glandent. Marianne représente un personnage au profil futile, frivole, puéril et vide de sens. Elle est en quelque sorte victime de sa beauté. C'est-à-dire qu'elle sert d'objet. Elle évalue constamment "sa ligne de chance", pendant que Ferdinand regarde admiratif "sa ligne de hanche". Elle n'est là que pour paraître et non pour être. Distinction fondamentale comparativement à Ferdinand, qui lui, incarne une double identité: celle de Pierrot l'aventurier (le voleur, le tueur et le déserteur) et Ferdinand l'intellectuel (le lecteur, le conteur et le penseur). Il tient incontestablement à demeurer Ferdinand, cet être ordonné et songeur. Quand Marianne lui dit: "N'est-ce pas Pierrot?" Il répond constamment: "Mon nom s'est Ferdinand, pas Pierrot!" Comme si cette mise au point sur son passé doit à jamais s'oublier. Il y a dans Pierrot le fou une lucidité, un plaisir et une complaisance à citer et à partager des fragments littéraires. Les livres font partie intégrante des personnages. Ils sont accessoires. Godard les filme sans fausse pudeur, sans gêne, comme s'il donnait aux livres le rôle d'objets actants.
 
 





Godard-manipulateur
ou
Le spectateur révélé

   Au début, Godard propose sur le thème de l'absolu des idées, des réactions, des hasards, des blagues ponctuelles qui surgissent tout au long de la trame narrative. Les spectateurs se souviendront particulièrement de la séquence où Ferdinand s'entoure le visage avec de gigantesques explosifs un peu à la manière d'une bande dessinée ou bien la séquence ou Raymond Devos récite un monologue sur la thématique de l'amour. Il interpelle Ferdinand en disant:" Vous n'entendez pas la musique?" Godard propose par ce gag un clin d'œil au code filmique, un bris sur les conventions cinématographiques. Il amène volontairement une saute afin que le spectateur s'hypnotise par l'histoire racontée. Ainsi, Godard veut conscientiser le cinéphile face à l'oeuvre qu'il regarde. Le réalisateur tient à préciser au spectateur qu'il est devant un film. Et si quelquesfois le spectateur "entre" dans l'histoire, il est rapidement ramené à la réalité par ce genre de saute que les théoriciens appellent: musique extra-diégétique. Pour Godard, la matière filmique devient un jeu. Par cette façon de faire, la supercherie se transforme de la part des deux parties (émetteur / récepteur) en un véritable plaisir intellectuel.
 
 





Godard-penseur
ou
À la recherche d'un certain cinéma

   Godard a toujours eu deux idéologies qui sont les fondements même de toute son oeuvre. Il s'est posé la question, à savoir, qu'est-ce que le cinéma? Et qu'est-ce que le spectacle? Il a fait de ces deux concepts la substance, l'essence première de toute sa production cinématographique. Il a tenté et tente toujours d'y répondre par le biais de la politique, l'économie et la sociologie. Pour Godard, on ne peut séparer le cinéma de la politique parce que le cinéma est politique et parce que Godard n'en a pas parlé clairement qu'il en discute encore aujourd'hui dans ces oeuvres. Pierrot le fou ne fait pas exception. Il suffit de voir et d'examiner la façon dont le réalisateur tourne la scène dans laquelle Samuel Fuller (réalisateur de renom) est interrogé par Ferdinand sur une question chère à Godard - qu'est-ce que le cinéma? - pour se rendre compte de l'intérêt véritable qu'il porte à ce sujet. Jean-Luc, tel un élève devant son maître, cesse la succession d'images pour présenter un plan séquence fixe. Il donne la possibilité au spectateur de s'arrêter sur le discours comme Godard l'a fait sans doute lui-même lors du tournage.
 
 





Pour en finir avec Godard
ou
Epilogue

   Entre un Godard-chasseur d'images, un Godard-monteur, un Godard-cadreur, un Godard-musicien, un Godard-modeleur, un Godard- manipulateur et un Godard-penseur il y demeure une entité, un homme et surtout une volonté de transgresser les valeurs établies.

   Pierrot le fou en témoigne par sa grande poésie iconique, narrative et sonore. Il sait autant capter l'émotion par des plans séquences renversants que de verser dans un cartésianisme froid et distant. Et le fait de tendre vers ces deux opposés octroit à l'oeuvre une authenticité et une rigueur intellectuelle hors du commun.

   Godard, le pionnier de la nouvelle vague, demeure fidèle à lui-même et au mouvement qu'il a fondé à la fin des années cinquante avec Truffaut et Chabrol. Encore aujourd'hui Godard éclabousse la surface écranique par son humour caustique, intelligent et truffé de références (littéraires, musicales et iconiques). Il représente à lui seul un mouvement et un personnage important, voire même primordial dans le paysage intellectuel contemporain.
 





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